mercredi 30 avril 2014

MUNAY KI

      Ce billet fait suite au texte Néocolonialisme spirituel et expose un cas typique de fraude culturelle. Il concerne une pseudo-tradition andine que l'on rapporte aux q'eros et dont l'exploitation par les occidentaux laisse transparaître une certaine désorientation spirituelle...

       Les occidentaux ont commencé à entendre parler des q'eros par l'anthropologue péruvien Juan Nuñez del Prado. Il s'agit du fils de Oscar Nuñez del Prado, lui-même anthropologue, géniteur illustre qui découvrit au milieu des années 50 du siècle passé les « derniers descendants des incas ». Mais ceux-ci sont en réalité l'une des nombreuses expressions hybrides de cette descendance. Grâce à - ou à cause de - Juan Nuñez del Prado, beaucoup d'idées fausses circulent désormais sur les q'eros. 

      Les q'eros n'habitent pas au-dessus de 5000 mètres d'altitude. Ils n'ont pas vécu dans l'isolement pendant 500 ans, loin des colons venus d'Europe. Leur religion est d'ailleurs un catholicisme andin, fortement teinté de paganisme. Nombre d'entre eux portent des noms très chrétiens. Les q'eros n'ont jamais prophétisé 2012 ni aucun type d'ascension vers les sphères supérieures de l'amour inconditionnel. Ils n'ont pas non plus prédit que les blancs prendraient leur relève pour enseigner au monde la science andine de l'énergie (quelle arrogance !). Les q'eros ne sont pas les derniers incas, ni le dernier ayllu inca et il en existe de nombreux autres (dans les régions d'Ayacucho, Huancavelica, Apurimac, Arequipa, Cusco... pour ne parler que du Pérou). Les q'eros n'ont pas conservé intacte la pureté du sang inca. Les q'eros ne sont pas les descendants des incas de Vilcabamba. Les q'eros ne se consacrent pas au chamanisme ou à la culture permanente du corps énergétique. Au regard des autres cultures andines, ils ne se distinguent pas comme étant plus doués en la matière. Les q'eros ne délivrent pas de message à l'humanité. Ils ne favorisent pas le tourisme spirituel. Ils n'envoient personne en mission en Occident afin d'enseigner les techniques de l'énergie subtile. Les q'eros ne savent rien de « la prophétie des Andes » et autres tartuferies. Rappelons au passage que la culture inca n'a pas 100 000 ans ni 20 000 ans d'histoire, et qu'elle fut parmi les plus brèves (trois siècles maximum) ainsi que la dernière, d'une longue série de civilisations extraordinaires. Tout ce qui tourne autour des q'eros n'est donc qu'une construction New Age, faite à leurs dépends.

      A l'origine des techniques énergétiques se réclamant des q'eros, Juan Nuñez del Prado n'a fait que plaquer des mots quechuas sur des concepts déjà utilisés par la nouvelle religion mondiale, afin de les proposer comme autant de nouveautés lucratives, sur le marché international du développement personnel. L'une de ses disciples les plus connues est Elizabeth Jenkins, qui dès 2007 avait écrit deux livres sur le sujet (The Return of the Inca et Journey to Q'eros), sans avoir jamais mis les pieds en Amérique du Sud ni rencontré les intéressés.

      Inutile de dire que les indiens ne voient pas l'ombre d'un centavo des énormes quantités d'argent générées par ces activités (très développées dans les pays scandinaves, en Angleterre, en Allemagne, aux USA, au Canada et en Belgique)... ou si peu. Toutes ces sommes profitent avant tout aux créateurs et animateurs du système, aux professeurs enseignant ces méthodes, aux centres qui les accueillent, ainsi qu'aux agences de tourisme et autres classes moyennes déculturées qui, désormais, organisent des voyages mystiques vers le Pérou, où les visiteurs européens rencontreront effectivement des q'eros - mais briefés, bridés et sous-payés par leurs employeurs - sans jamais vraiment partager la culture indigène authentique. A cette occasion, les q'eros joueront un rôle comme au théâtre et répéteront ce que les "anthropologues", créateurs du système, leur auront dit de raconter. Parfois même, ces q'eros sont si douteux qu'ils tiennent un discours mystique que certaines machines peuvent maintenant reproduire sans difficulté.

      Tout ceci est appuyé par le gouvernement Péruvien qui vend son patrimoine andin sous forme de néo-incaïsme, après avoir presque détruit celui de son Amazonie psychédélique. Rappelons que l'État péruvien continue d'être une institution coloniale qui fait peu cas de ses indiens et ne voit dans leur image mythifiée que la promesse des bénéfices que ces fraudes rapportent. Comme le soulignent Jacques Galinier et Antoinette Molinié, " Dans l'idéologie nationale, rien n'est plus éloigné de l'Indien étatique revendiqué par les néo-Inca de Cuzco que l'Indien sociologique considéré comme dégénéré et archaïque. La nation cache la misère réelle de l'un sous le prestige mythique de l'autre "(Les néo-indiens, p. 214).

      Le point commun à toutes ces attitudes est une schizophrénie manifeste, semblable à celle de Perenco qui fait croire qu'elle sauvegarde ce qu'en réalité, elle est en train de détruire. En termes marketing, ce lissage des apparences s'appelle aussi "achat d'image". Je rappelle d'ailleurs que certaines fondations néochamaniques, voire même certaines ONG françaises, fonctionnent également comme ça. Elles prétendent œuvrer à la préservation de cultures qu'elles disent aimer, mais dont les contenus les indiffèrent au point de les substituer, de les uniformiser et même, de les ignorer. 

      Interrogées sur ce point, ces institutions se contentent de répondre qu'elles n'ont aucune raison d'avoir une conscience en lieu et place des péruviens occidentalisés à qui elle fait défaut. Bref, puisque les autres cultivent cette approche peu regardante, faisons de même mais affichons l'inverse. Eh puis, l'exemple du chamane qui parle au téléphone avec les esprits, ça montre bien que la culture d'un peuple ne vaut pas d'être pérennisée ou respectée, puisque de toute façon "ça marche". Et surtout, "ça rapporte". Mais à qui ? Contentons-nous des versions les plus dégénératives et faisons-en notre modèle, plutôt que d'interroger patiemment les traces lumineuses des ancêtres, pourtant nombreuses. Nous sommes, par ce biais-là, au moins certains d'obtenir un « chamanisme » du troisième millénaire de la meilleur qualité... celle, très spirituelle, qui nous correspond. Mais revenons à nos q'eros.

      L'une des grandes modes actuelles du néo-chamanisme, de plus en plus New Age et déculturé, est le Munay Ki. Celui-ci est la création d'un anthropologue qui, riche d'une expérience de plus de 25 ans, aurait été initié aux techniques énergétiques andines par les q'eros. Ici, on constate une fois de plus que le cursus universitaire ne sert qu'à construire une image marketing, qui va permettre ensuite de raconter de gros mensongesLe Munay ki est une création du cubain Alberto Villoldo, qui s'inspire beaucoup de la nomenclature quechua forgée par Juan Nuñez del Prado. Un bref aperçu suffit à souligner le manque de sérieux de cette méthode.

      «Le Munay-Ki vient d'un mot quechua qui signifie "Je t'aime" ou "Sois ce que tu es, Amour et Lumière». Voilà bien le genre de vocabulaire mielleux qu'un indien n'utilisera jamais. De plus, la syntaxe est fausse. Si l'on veut dire « je t'aime » en quechua, langue des q'eros, on ne dira pas munay-ki mais munakuyki. Ne nous reste donc plus qu'à évoquer un curieux mélange entre le ki chinois et le munay andin, pour rattraper la bourde linguistique initiale.

    Alberto Villoldo connait si peu le quechua qu'il attribue la révélation du munay-ki à des hommes qu'il qualifie de Laïk'a. Or, il n'est nul endroit dans les Andes où ce terme ne soit des plus péjoratifs. Un laïk'a est un sorcier, un pratiquant de la magie noire. J'ai demandé un jour au vieux maestro kallawaya Don Victor Bustillos à partir de quel moment on devenait un laïk'a et où se situait la frontière ? Sa réponse fut lumineuse : " Tu deviens un laïk'a à partir du moment où le portefeuille de ton patient t'intéresse plus que sa santé ". L'erreur sémantique d'Alberto Villoldo n'est peut-être qu'un aveu inconscient.

      Inconcevable pour un indien, le Munay-ki est une initiation payante, diffusée sur un marché, accessible à tous ceux qui peuvent se l'offrir et sans autre mode sélectif que l'argent. Il exprime à la perfection le monde de demain promis par les enfants du verseau, celui de la spiritualité monétisée et des sourires immaculés, des dents blanches prédatrices et des valeurs inversement proportionnelles aux appropriations colonialistes. L'initiation (le mot karpay, utilisé dans ce contexte, signifie en réalité 'arroser') au munay-ki comporte neuf niveaux. Prenons-en un au hasard, pour voir en quoi il consiste et ce qu'il contient de q'ero. Il s'agit du niveau trois, intitulé Rite de l'Harmonie.

      « C'est la transmission des sept Archétypes à l'intérieur des Chakras. D'abord vous recevez le serpent dans votre premier chakra ; le jaguar, le colibri et l'aigle (ou condor) respectivement dans les trois chakras suivants. Ensuite vous recevez trois archanges, Huascar Inca - le gardien du monde inférieur ou inconscience dans votre cinquième chakra, Quetzalcóatl (le serpent à plumes) - le gardien du monde du milieu ou conscience dans le sixième chakra et Pachakuti (gardien du temps à venir) - le protecteur du monde supérieur ou supra conscience dans votre septième chakra. Les Archétypes sont transmis sous forme de graines dans vos chakras. Il vous est demandé de les réveiller et les faire grandir par des méditations avec l'élément feu. Ces méditations vous aident à nettoyer vos chakras encrassés pour qu'ils puissent dégager leur lumière originale et pour vous permettre ainsi d'acquérir un corps de lumière arc-en-ciel. »

    Il s'agit de la même soupe dont les occidentaux se nourrissent et qui mélange tout, de l'Inde jusqu'aux Andes. Bien entendu, Alberto Villoldo prévient toute objection. Si l'on parle de chakras, c'est parce que les incas sont venus de l'Inde il y a 30 000 ans et qu'il connaissaient le yoga. De l'Inde. Ça doit être de l'humour d'anthropologue. Mais gardons-nous d'interroger un indien q'ero sur les chakras, car nous risquons d'être déçus, surtout s'il n'a pas été briefé avant. Il comprendra sûrement le mot en termes quechuas, puisque la chakra est pour lui la terre cultivable qui lui est allouée : « La chakra ? Oui, oui, elle va bien merci. J'y ai semé la papa juste hier ».

      On apprend, de la plume du scientifique sur-documenté, que l'Inca Huascar, le frère d'Atahualpa, n'est autre qu'un archange en charge du monde souterrain. Et cela se mélange sans le moindre mal ni indigestion avec le dieu mesoaméricain Quetzalcóatl, dont les q'eros n'ont jamais entendu parler bien sûr. Nous ignorions jusqu'ici la condition d'archange du serpent à plumes, et ses voyages touristiques au panthéon des q'eros. 

      Ceux qui ont longuement fréquenté les indiens et dormi dans leurs chozas plutôt qu'à l’hôtel, partagé leur labeur et pas seulement les cérémonies, pris la peine d'apprendre à baragouiner un peu leur langue, peint les croix de leurs défunts et pleuré avec eux, apprennent, médusés et un peu assommés par tant de nouveautés, ce que les initiés du munay-ki savent des q'eros. Ainsi, le Pachacuti qu'ils croyaient être la « révolution du temps », ne serait autre qu'un archange, lui aussi ! Décidément, Causachun hatun munay ki !

      Désormais, et grâce à la diligence des promoteurs du munay ki, se promènent un peu partout dans nos villes et nos campagnes, des laikas, pampamisayoj, altomisayoj et autres kuraqakuyoj occidentaux, totalement ignorants des contenus culturels auxquels se réfèrent ces titres. Imaginez qu'apparaissent soudain des formations faisant de vous en quelques jours des vidyadharas bouddhistes, des mahatmas hindous ou des archevêques, voire des saints ou des messies chrétiens. C'est un peu la même chose ici, et c'est une marque d'irrespect envers les cultures concernées. On dit ensuite qu'on les aime. De cette manière peut-être ? Le Munay Ki ressemble-t-il seulement à du chamanisme ? Observons cette vidéo afin de nous en assurer. Nous voilà convaincus. Ce n'est au fond qu'une sorte de reiki relooké.

      De nouveaux produits apparaissent sans cesse sur le marché spirituel mondial, culturellement déracinés - comme par exemple l'improbable « roue de médecine andine » (ou inca) - qui n'ont pour résultat que d'uniformiser les pratiques ancestrales et d'en affaiblir le sens, la force et les méthodes. On se demande ce que vient faire une terminologie native nord-américaine dans un contexte andin. Un "chamanisme" n'a pas besoin d'une autre tradition quand il est complet. Et celui des Andes l'est. Il y a des "chamanismes" sans tambours, sans recherche d'animal de pouvoir ou sans roue de médecine. Ils sont parfaits ainsi. Mais à l'heure actuelle et à cause du regard occidental, tous finissent par se ressembler. Cela parait être un but obsessionnel que d'uniformiser, tout réduire à notre image, à une même grille de lecture. Cela entraîne une perte d'âme considérable.

      S'il existe une discipline énergétique andine, soyons certains que celle-ci nous échappe, tant notre regard est désorienté, poussé vers les mauvais choix. Nous sommes manipulés, téléguidés par la magie noire du marketing et sa souriante publicité. Nous y sommes sensibles et soumis, tel est l'état désastreux de notre mentalité consumériste, portée vers le facile, la spiritualité mondialisée, son marché et ses carrières, ses produits et son industrie du bien-être, son confort bourgeois et ses caprices infantiles, sa tendance à tout réduire au format de kit technique et consommable. C'est une très mauvaise nouvelle. Notre manque d'intuition et de clarté sont terribles.

AMBIANCE :

    " Le guide local a une allure andine. Il porte les cheveux longs retenus par un ruban aux motifs géométriques, un gilet confectionné dans un tissu andin traditionnel, des bottes de cow-boy, un bandana au cou et un sac en tissu, un peu comme la chuspa dans laquelle les runa portent leur coca. Ils y mettent leur attirail touristique : khuya, mesa et souvent une flûte pour jouer de la musique indienne pour les touristes. Depuis quelques années, son allure change : de plus en plus il porte un équipement de montagne de marque étrangère qu'il achète au marché de contrebande ou qu'il rachète aux touristes. Il sait jauger d'un coup d’œil la fortune de son client en identifiant l'origine de ses vêtements. Pour lui, la concurrence est rude car il peut être remplacé sans difficulté : désormais, même le surveillant des ruines, un chauffeur de taxi ou un conducteur de bus, connait la conception tripartite de l'espace en kay pacha, ukhu pacha et hanaq pacha, celle des trois âges du monde en munay (amour), llank'ay (travail) et yachay (savoir). La plupart des jeunes cuzquéniens savent tout de la Pachamama, des divinités des montagnes et de la hiérarchie de l'Eglise andine. Parfois même, ils peuvent improviser une offrande à la Terre pour quelques dollars. Ces connaissances leurs sont très utiles pour draguer les touristes dans les boites de nuit qui pullulent autour de la place d'Armes. Le chasseur de gringasCazador de gringas du nom du roman cuzquénien de Mario Guevara ) est identifié comme brichero, de l'anglais bridge : il cherche en effet un pont pour passer aux Etats-Unis et en Europe. La néo-incaïté est un trait séduisant et certaines jeunes américaines ramènent dans leur valise un Inca ressuscité.

    " Ces guides locaux font appel à des habitants des communautés indigènes pour l'intendance : s'occuper des chevaux qui transportent les touristes, monter les tentes ou transporter les sacs à dos. Ces domestiques sont parfois recrutés dans les anciennes haciendas des parents du guide local et ils ont avec lui des rapports de servilité que les touristes interprètent comme une communion quasi mystique dans la pensée andine. Le touriste entretient avec ces "indiens de service" des relations qu'il croit être de complicité. Les guides engagent aussi des indiens pour exécuter des rituels qui apparaissent ainsi comme authentiques : on a vu le rôle qu'ont joué les Q'ero dans le tourisme mystique en tant que descendants des Incas. Ils sont souvent mis à contribution par les agences et certains d'entre eux sont allés en Californie dans le cadre de stages chamaniques. De retour dans leurs communautés, ils continuent à faire leurs offrandes aux divinités suivant la coutume, même s'ils se prêtent aux demandes parfois fantaisistes des touristes" (Jacques Galinier et Antoinette Molinié, op. cit. pp. 267-268)

APPROFONDIR :

- Les néo-indiens, une religion du IIIème millénaire, Jacques Galinier et Antoinette Molinié, éditions Odile Jacob, 2007.

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